BERNARD OUDIN, ÉTUDES ARCHITECTURALES
Mies Van der Rohe répétait ” Less is more”.
Less is more. Moins est plus. Le plus célèbre de tous les « éloges du moins » a été fait par un architecte. Et pas des moindres : au milieu du XXe siècle, Mies van der Rohe symbolisait l’attrait des bâtisseurs pour le minimalisme. Depuis des siècles, la manie de bâtir oscille entre deux pôles, le purisme et la surcharge. Avec ses stades intermédiaires, comme le classicisme français, et ses phases paroxystiques. Le mouvement de balancier est imprévisible, son ampleur irrégulière. Une seule constante : l’approche vers une phase de surcharge est progressive, alors que la phase de dépouillement survient brutalement.
Tout se passe comme si un même style de construction ou de décoration ajoutait un élément après l’autre, tel un individu dont la maison se charge au fil des ans des acquis d’une vie. On est passé de l’art grec primitif à l’art hellénistique, ou du gothique primitif au gothique classique, puis flamboyant, ou encore du classique au baroque et du baroque au rococo. Au contraire le « moins » est une épuration, une mise au net, un coup de balai dans les oripeaux d’un univers qui croule sous ses propres excès.
En quelques années, autour de 1750-1760, le rococo fait place au néo-classicisme, retour aux formes épurées de l’art antique. Au début du XXe siècle, une vingtaine d’années seulement séparent l’Art nouveau des premières œuvres de Le Corbusier et de Mallet-Stevens. Il y a, dans le culte du moins, quelque chose d’intransigeant et de radical, évident dans les propos d’un Loos ou d’un Le Corbusier.
Frédéric II écrivait à son architecte Knobelsdorff : « Je voudrais que la description de chaque élément de colonne à Charlottenburg prenne quatre pages. Cela me réjouirait. » À l’inverse, le purisme apparaît comme une démarche révolutionnaire, avec son côté « Du passé faisons table rase » et sa rage de guillotiner l’ornement superflu.
Conservatisme contre modernité ? Rien n’est moins sûr. Ce n’est que le premier des malentendus dont le terrain est miné.
Les styles marqués par la surcharge ont été souvent perçus comme décadents, mais ce jugement n’est pas sans appel. Au début du XXe siècle, ce qu’on a baptisé Art nouveau en Angleterre, Modern style en France, Jugendstil en Allemagne, Sezession en Autriche, Modernismo en Catalogne, Liberty en Italie, exprime sous des appellations variées une volonté de nouveauté, de modernisme, de jeunesse, de rupture. Après un siècle marqué par une architecture de référence (néo-romane, néo-gothique, néo-Renaissance mais toujours néo quelque chose), l’Art nouveau a été perçu à l’époque comme une avant-garde créative.
Avec le recul, on l’a jugé décadent parce qu’il était passé de mode. Jusqu’à ce que la mode, par définition versatile, rejoue en sa faveur. Les œuvres d’un Gaudi à Barcelone, regardées il y a cinquante ans comme des curiosités issues d’un cerveau malade, attirent aujourd’hui des cohortes de visiteurs. Même chose pour les châteaux baroques ou les églises rococo, à peine mentionnés dans les guides du début du siècle.
Si le « plus » peut être aussi novateur que le « moins », leur démarche est-elle similaire ? Pas tout à fait, car une œuvre peut être nouvelle sans pour autant être « moderne ». Les deux concepts ne se recouvrent pas. Le « plus » est chargé de références, souvent historiques. En même temps que l’Art nouveau apparaissent l’automobile, l’aviation, la lumière électrique, le phonographe, le cinéma, le téléphone, la radio et pourtant il ne les reflète en rien, car il reste fidèle à un culte du beau détaché des réalités quotidiennes prosaïques. C’est le triomphe de « l’art pour l’art ». Le « moins » au contraire est marqué par la « modernité », terme qui, on ne sait pourquoi, tend à remplacer celui de « modernisme », qui reflétait mieux une idée de volonté. L’architecture née dans les années 20 s’est définie comme moderne, s’est entichée des techniques nouvelles et a recherché les nouveaux canons de la beauté dans les lignes simples et dépouillées des avions, des locomotives et des machines.
On pourrait multiplier les comparaisons-oppositions entre le « plus » et le « moins ». Ainsi le premier, émollient et tout en courbes et contre-courbes, serait féminin tandis que le second, qui cultive la rigueur et les angles droits, serait masculin. Admettons. En disant que « toute grimace est une promesse de ride », Auguste Perret, autre prophète du « moins », va plus loin et laisse entendre que celui-ci serait synonyme de force et de jeunesse, le « plus » incarnant du coup la mollesse et la vieillesse. Ce serait lancer le bouchon un peu loin. Les églises rococo bavaroises, pour ne prendre que cet exemple, ont un mouvement, un élan, une fraîcheur, aux antipodes des stigmates de la vieillesse.
Il est plus judicieux de dire que le « plus » cultive une part d’ombre et de flou, qu’il fait appel au rêve et à l’irrationnel, en un mot qu’il est dionysiaque, alors que le « moins », rigoureux, rationnel, serein, est apollinien.
Une autre idée séduisante : le « plus », avec son ostentation, serait un art de nantis désireux d’étaler leur richesse, tandis que le « moins », économe de ses moyens, serait ascétique. Pour le coup, rien de plus faux. Faux historiquement : un Ledoux au XVIIIe siècle, un Mallet-Stevens au XXe, ont travaillé pour une clientèle de riches mécènes. Faux esthétiquement : on connaît le mot de Chanel : « Le luxe, c’est ce qui ne se voit pas. » Ce luxe discret qui se cache dans le fini des détails, l’harmonie des formes, la qualité des matériaux, n’est nullement incompatible, bien au contraire, avec le culte du moins.
Mais ce culte, d’où vient-il ? Quand et pourquoi est-il apparu ? Sous l’Antiquité ? Pas sûr. En réalité le goût du moins dans les temps modernes est moins né de l’Antiquité que de sa découverte. Les temples grecs et romains sont apparus dans leur simplicité et leur blancheur alors qu’à l’origine ils étaient badigeonnés de couleurs criardes, encombrés d’amulettes et d’offrandes ressemblant moins aux statues de Phidias qu’aux souvenirs pour touristes. De même les statues antiques sont sorties du sol débarrassées de leur polychromie, les yeux vides et des membres manquants. Vingt-cinq siècles plus tard on travaille encore sur ce modèle et il arrive qu’on sculpte des corps de femme aussi privés de bras que la Vénus de Milo, passant ainsi d’un « moins » accidentel à un « moins » intentionnel.
Il y a tout de même une architecture antique dont la descendance est incontestable, et c’est le dorique. La filiation est d’autant plus évidente que c’est la découverte des temples de Paestum au XVIIIe siècle qui provoqua un engouement pour le dorique au moment précis où l’époque se lassait du baroque. Le classique et le baroque avaient utilisé la colonne ionique et corinthienne et un troisième ordre vaguement inspiré du dorique, qu’on a appelé l’ordre toscan. Le véritable dorique d’origine ou « dorique héroïque » est le type même d’un style minimaliste : la colonne n’a même pas de socle et repose directement sur le stylobate ; le chapiteau circulaire ne comporte aucune décoration et le tailloir qui le surmonte est une simple plaque quadrangulaire.
Tel quel, il n’avait jamais été repris entre l’Antiquité et les années 1750. Les architectes allaient se rattraper. En France, Ledoux, Boullée s’en inspirèrent. Mais aussi les Britanniques à Édimbourg, les Russes à Saint-Pétersbourg et à Helsinki, et surtout les Américains. Ceux-ci avaient trouvé avec le dorique le style officiel par excellence, convenant aux édifices gouvernementaux, aux bibliothèques, aux sièges des banques, voire aux grandes gares. Washington en fut couvert.
Au passage, on peut s’étonner que l’antiquité égyptienne n’ait pas enfanté une plus vaste postérité minimaliste. Les colonnes « proto-doriques » du temple de Deir el-Bahari sont plus épurées encore que celles de la Grèce. Mais, outre que la découverte de l’Égypte fut plus tardive, elle conserva aux yeux des Européens quelque chose d’exotique qui limita l’« égyptomania » aux arts décoratifs, ne touchant l’architecture que par accident.
Avec le recul, cette période puriste, qui va en gros de 1750 à 1830 jusqu’à l’émergence du néo-gothique et du style « troubadour », apparaît encore très chargée d’éléments décoratifs et de rappels historiques par rapport au XXe siècle, siècle par excellence du minimalisme. À défaut de références à un quelconque passé, on aurait du mal à trouver des précédents à une démarche aussi radicale, à une épuration aussi absolue. Peut-être chez les moines cisterciens, ou au Japon, ou encore dans certaines architectures vernaculaires, comme celle des îles grecques. Et encore…
La seule référence de l’architecture moderne, c’est l’industrie. Avec quelques décennies de retard sur la révolution industrielle, l’architecture occidentale a pris le relais. Si elle apparaît à ce point comme une rupture dans la chaîne des styles et des modes de construction antérieurs, c’est parce qu’elle est le reflet d’un monde qui lui-même a davantage changé en un siècle et demi qu’au cours des quarante siècles précédents. L’architecture moderne s’est voulue industrielle dans ses techniques, son esprit et ses formes.
Mais pourquoi, au nom de quel a priori ces formes devaient-elles être réduites à quelques figures géométriques simples, en un mot minimalistes ? Une autre option était possible, qui fut effectivement choisie pendant plusieurs décennies. Elle consistait à utiliser les nouvelles facilités techniques offertes par l’industrie, soit pour reproduire des styles antérieurs, soit pour fabriquer en série et à moindre coût des ornementations jusque-là ouvragées par des artisans. Viollet-le-Duc a été en même temps un des pionniers de l’architecture métallique et un adepte du néo-gothique. En Angleterre la grande idée du mouvement Arts and Craft de William Morris était de mettre à la portée des plus démunis un art décoratif finalement assez « bourgeois ».
Quelque chose s’est donc produit dans les années 20 qui n’obéissait à aucune fatalité historique et qui a vu le triomphe d’une architecture minimaliste. On a beaucoup parlé d’une nécessité « fonctionnelle », à laquelle répondrait l’architecture moderne. Au point que dans le langage courant, on qualifie de « fonctionnel » un immeuble ou des bureaux dépourvus d’ornementation.
S’il existe un contresens à propos du « moins » en architecture, c’est bien celui-là. Contrairement aux apparences, fonctionnalisme et minimalisme ne sont nullement liés. L’Opéra Garnier est un des édifices les plus surchargés de Paris, mais n’en est pas moins parfaitement fonctionnel. À l’inverse, quiconque a goûté par mauvais temps aux accès de la Grande Bibliothèque de France et aux cheminements qu’ils imposent aura compris qu’un bâtiment peut avoir des lignes sobres et marquer une belle indifférence au confort des usagers.
Autre aspect de ce contresens : s’il est un reproche que l’on peut faire à l’architecture dite « fonctionnelle », c’est de n’avoir en vue que des fonctions pratiques et matérielles. Il existe aussi des fonctions immatérielles, d’ordre social ou psychologique. Une maison d’habitation doit rassurer, un palais de justice impressionner, un lieu de loisirs être convivial, etc. Lorsque Mies van der Rohe, dans les années 50, construisait des immeubles d’habitation, des immeubles de bureaux ou le Civic Center de Chicago avec des façades et des revêtements extérieurs similaires, il devenait évident que ces fonctions immatérielles n’étaient aucunement prises en compte. On mit du temps à prendre conscience de cette évidence. Encore en 1965, il suffit à des architectes italiens, les frères Passarelli, de traiter dans un style différent les étages-bureaux et les étages-habitation d’un même immeuble de la Via Romagna à Rome pour être qualifiés par les critiques de « schizophrènes ». Pas moins…
Le terrain ainsi dégagé, il faut en venir à la question de fond : le minimalisme architectural est-il tout simplement une esthétique ?
La réponse est loin d’être évidente, y compris pour l’architecture moderne. À plus forte raison pour les siècles passés. Prenons l’exemple des couvents cisterciens. Le XXe siècle a redécouvert ces constructions qui « interpellent » notre sensibilité contemporaine. Le cloître du Thoronet, avec ses formes simples, dont toute moulure ou tout élément décoratif était banni, ces colonnettes sans chapiteaux, a fortiori sans sculptures, ces oculi réduits à une ouverture cylindrique, tout cela nous semble familier. On a parlé de l’« art cistercien », mais l’expression repose sur un malentendu (encore un !). Car les moines, héritiers de ces iconoclastes qui ont sévi dans pas mal de religions, n’avaient aucune intention de faire de l’art, mais justement de l’évacuer de leurs églises !
Les moines du XIIe siècle voulaient revenir à la pureté de la règle de saint Benoît. Cette spiritualité à base de renoncement, d’exigence, de pauvreté, trouva ses prolongements dans un mode de construction fait de dénuement et de sévérité et fondé sur une série de rejets. Des constructeurs anonymes ont ainsi bâti une série de chefs-d’œuvre mais, s’ils ont fait de l’art, c’est sans le savoir et sans le vouloir. Leur démarche, uniquement spirituelle, n’était à aucun titre une recherche du beau.
L’approche des architectes du XXe siècle est-elle si différente ? La question mérite d’être posée. Pas seulement parce que Le Corbusier fut lui-même l’architecte d’un couvent (d’autant que l’art sacré contemporain est souvent l’œuvre d’artistes incroyants). Mais ils avaient en commun avec les cisterciens cette haine de l’ornement qui distrait, cet idéal de pureté, qui est un des fantasmes les plus dangereux qui aient jamais germé dans la cervelle des hommes. Certes, ni Le Corbusier ni ses émules n’ont jamais massacré personne, mais, avec les meilleures intentions du monde, ils n’ont pas rendu très riante la vie de leurs contemporains. Il est certain que le purisme de ces architectes, des plus talentueux aux plus médiocres, a charrié une bonne dose de dogmatisme, voire de sectarisme. Avec en prime la chimère d’un homme universel vivant sous toutes les latitudes dans les mêmes « machines à habiter », la monotonie d’une géométrie fondée sur le culte de l’angle droit, un urbanisme aéré et lumineux mais sécrétant l’uniformité et l’ennui.
Ne voulaient-ils pas, eux aussi, évacuer l’art ? Impossible de parler du « moins » en architecture sans évoquer celui qui en fut le précurseur et le théoricien, le Viennois Adolf Loos. Né en 1870, il fut le contemporain des artistes de la Sécession viennoise, comme Olbrich, Hoffmann ou le peintre Klimt, et des grands architectes de l’Art nouveau. Il ne leur ménagea pas les critiques, même blessantes : « Il viendra un temps où la détention dans une cellule aménagée par Van de Velde sera considérée comme une aggravation de la peine. » Sa démarche n’est pas esthétique, mais éthique : en 1898, dans Une ville façon Potemkine, il compare Vienne aux « villages Potemkine » construits en faux-semblant à l’intention de Catherine II, s’en prend aux ornements plaqués sur les immeubles pour leur donner une allure bourgeoise : « La pauvreté n’est pas une honte. Mais susciter aux yeux de ses semblables le mirage d’une propriété seigneuriale, voilà qui est ridicule et immoral. »
Pour Loos, la morale se confond avec l’authenticité, valeur suprême, alors que l’Art nouveau lui semble refléter l’hypocrisie de la société de son temps. Dans son texte le plus célèbre, souvent cité mais rarement lu, Ornement et crime (1908), il récuse l’idée même de style : « L’évolution de la culture va dans le sens de l’expulsion de l’ornement hors de l’objet d’usage. » Dans un autre texte de 1910, Architecture, il est plus radical : « S’ensuit-il […] qu’on ne peut inclure l’architecture parmi les arts ? Exactement. Seule une très petite partie de l’architecture appartient à l’art : la tombe et le monument. Tout ce qui remplit une fonction autre doit être exclu du domaine de l’art. »
Ce Robespierre de l’architecture a appliqué ses principes. Si les décorations intérieures qu’il a conçues pour des habitations, des magasins ou des bars sont de belles réussites, son immeuble de la Michaelerplatz à Vienne, surnommé à l’époque « la maison sans sourcils » parce que les fenêtres ne comportaient aucun entourage, se voulait provocateur. Son mérite est d’avoir été construit en 1910 et d’avoir quarante ans d’avance sur son époque. Sa faiblesse est qu’un passant ignorant ce détail et voyant ce cube nu et sans grâce le prendrait pour une banale construction des années 50.
Reste que Loos n’a pas toujours été suivi, même par ses admirateurs. Pour beaucoup, la recherche du moins a été aussi et surtout une recherche esthétique. L’œuvre de Le Corbusier survit par ses qualités plastiques. Le « moins » en architecture, lorsqu’il se veut artistique et qu’il y réussit, est d’autant plus séduisant qu’il se prive de toutes les facilités et s’ôte tout droit à l’erreur. La villa Savoye de Le Corbusier, la villa Paul-Poiret de Mallet-Stevens, la maison sur la cascade de Frank Lloyd Wright parviennent à allier simplicité et perfection.
Ce purisme peut s’appliquer à d’autres formes géométriques que le cube. Au XVIIIe siècle, Étienne-Louis Boullée a imaginé des monuments en forme de pyramide ou de tour tronconique. Le même Boullée et Claude-Nicolas Ledoux ont dessiné des édifices sphériques. Au XXe siècle, les cubistes tchèques comme Gocar et Chochol ont manié triangles et losanges, Wright la spirale avec son musée Gugenheim, tandis que Jacques Couëlle, André Bloc, Anti Lovag concevaient des « maisons-sculptures », concept dont Le Corbusier lui-même s’est rapproché avec les formes surprenantes de son église de Ronchamp.
C’est dire qu’en dépit de leur austérité, les adeptes du moins peuvent créer des chefs-d’œuvre, pourvu qu’ils aient de l’imagination et du talent. Ce qui n’est pas donné à tout le monde. Le drame du minimalisme, c’est son succès. Des « barres » hideuses ont défiguré les banlieues et le littoral. La médiocrité de leurs auteurs a aggravé les choses. Mais quand bien même tous les HLM auraient été bâtis sur le modèle de la Cité radieuse, le problème eût été le même, car il résidait dans la multiplicité. C’est pourquoi le minimalisme est aujourd’hui contesté : le « postmoderne » multiplie références et clins d’œil, et même le « high-tech », en exhibant tubulures et mécanismes jusque-là cachés, dote ses constructions d’un substitut moderne de l’ornementation.
Ajoutons que si par hypothèse le XXe siècle avait multiplié, non pas des bâtisses minimalistes, mais des constructions baroques, le résultat final eût été aussi catastrophique. Prenons cet avatar contemporain du rococo, l’immeuble Hundertwasser de Vienne, que son auteur prétend ériger en modèle d’une architecture écologique. L’intérêt de cette œuvre repose dans sa singularité et un monde qui la reproduirait à l’infini serait cauchemardesque.
Si peu excitante pour l’esprit que soit cette idée, il faut bien dire que les architectures les plus vivables se situent dans ce marais intellectuel qu’on appelle « le juste milieu ». Mais comme l’a dit Paul Valéry, « le monde vaut par les extrêmes et vit par les moyennes ». Le « moins » (comme le « plus ») ne peut que gagner à demeurer une exception, tant il est vrai qu’en matière d’art, la première qualité d’une œuvre est sa rareté.
Une rareté dont on donnera un dernier exemple. L’Opernplatz de Berlin assume le sinistre souvenir du 10 mai 1933. Ce jour-là les étudiants nazis ont jeté au feu les livres dont les auteurs étaient juifs, marxistes ou démocrates. La place est aujourd’hui piétonnière. En son milieu, au niveau même du sol, se trouve une épaisse plaque de verre sur laquelle on peut marcher sans même s’en apercevoir. Mais si on regarde en dessous, on distingue une petite pièce aux murs garnis de rayonnages blancs. Et sur ces rayonnages, rien. Ni livre, ni objet, ni inscription. Un monument en creux et en vide. Et la preuve que le « moins » peut être le plus éloquent des moyens d’expression.